Cet article est une traduction/adaptation de Floarea.
Nous sommes un matin d’été, aux alentours de 1980, et Floarea revient à la maison, un seau blanc-bleuâtre à la main, rempli d’un lait tiède. Elle vient de traire la vache, qui a un petit abri adossé à ce que l’on appelle ici le « mur ». Le mur est une fondation, dans sa cour, faite avec des pierres cueillies à la rivière salée, la Muratoare, par un de ses garçons qui voulait y bâtir sa maison. Elle fait bouillir le lait et commence à préparer le repas, car des gens du voisinage ont été embauchés pour le fauchage.
Derrière l’abri se trouve la petite maison de la voisine, la vieille Despa; elle n’a pas encore de l’électricité dans sa maison, de peur. Devant l’abri se trouve un petit poulailler. À droite, dans le jardin, après le champs de maïs, se trouve l’étable. Chaque automne on y mettra beaucoup de foin, qu’il faut couper maintenant, en août. Juste derrière l’étable, il y a des cerisiers, et juste à côté, un chien méchant, blanc avec des oreilles noires, attaché à une chaîne qui coulisse sur un long fil de fer. J’essaie d’apprendre au chien, en lui donnant de la polenta ou du pain, qu’il s’appelle Azor. Non seulement je ne réussirai pas ce «baptême», mais le chien fait semblant de ne pas me reconnaître, sauf au moment précis où je viens vers lui avec un morceau de pain qu’il va attraper au vol. C’est le seul moment où il cesse d’aboyer après moi.
Floarea habite près de la « colline-aux-croix » et sa voisine, juste en face de chez elle, de l’autre côté de la rue, c’est Paraschiva. Floarea est grande et mince ; elle a des yeux bleus et un air sérieux et autoritaire. Ses cheveux, que l’on voit rarement sous son fanchon de couleur sombre, sont blancs; seule sa peau blanche pourrait rappeler la couleur jaune-or des cheveux de sa jeunesse. Elle semble triste, rit très rarement en couvrant sa bouche de sa main et sourit peu, peut-être parce qu’elle est veuve depuis trente ans. Son mari, Moïse, est mort dans les années ’50 et elle est restée seule, avec ses deux garçons et trois filles. Au décès de son père, Ion, l’ainé, avait l’âge de partir au service militaire. Les autres enfants, dont les plus petits ont moins de 10 ans, devront grandir sans père et aider leur maman. Mais ils sont courageux et travailleurs et plus tard ils apprendront, sur le tas, à tout faire, par nécessité. La taille du ménage n’a pas diminué après la mort de Moïse. Floarea a encore des vaches, des dindes, des chèvres et des moutons. Son plus jeune fils, Mitica, n’avait pas encore 14 ans qu’il savait et devait déjà conduire la charrette de bœufs. Mais il était encore trop jeune pour soulever le joug, trop lourd, et il pleurait parfois quand il ne trouvait personne pour l’aider ni pour le voir.
Floarea travaille toute seule sa terre, même au sud de Buzau où elle a du blé, à Bentu. Elle fait tout dans la maison: elle file la laine, tisse des tapis, fait du fromage et même, en hiver, montre à son neveu venu en visite comment on bat le beurre. En été, ce gamin se délectera des „feuilles au lait” et de la „farine au lait”, préparés par Floarea autrement que par les gens du petit village de montagne.
Quand je lui demande l’origine de sa famille, Floarea me dit, en indiquant le nord, qu’elle venait d’ « au-delà de ces collines». Je ne sais où se trouvait l’endroit dont elle parlait, mais Floarea a une façon particulière, différente de celle du village, de cuisiner et de parler. Pour le sucre, elle dit „zuckar” et nos chaussettes, elle les appelle des „Stramps”. Plus tard j’apprendrai, lorsque je prendrai des leçons d’allemand, que Zucker signifie « sucre » et que Strumpf veut dire « chaussettes ». Ces mots étranges qu’utilise Floarea, et son apparence, traduit peut-être une origine allemande. Ses yeux bleus et ses cheveux blonds se sont transmis, après une génération, à ses petites-filles.
Floarea est déjà assez agée -elle est née en 1907- mais ne fait pas son âge. Elle est rapide d’esprit, rapide dans son travail et rapide quand elle parle mais aussi quand elle gronde. Malgré son âge, elle amène rapidement avec sa fille cadette, Lenuţa, la nourriture qu’elle a préparée pour les hommes qui sont en train de faucher l’herbe. Je les accompagne et je porte un petit seau, que je trouve bien pesant, alors qu’elles transportent aisément, sur leurs palanches, des fardeaux beaucoup plus lourds, dont un grand pot de soupe de poulet, préparée le matin même. Les deux femmes marchent, à petits pas rapides et j’ai peur qu’elles glissent. Il en est de même lorsqu’elle va chercher de l’eau à la fontaine de Bold. Son pas est vif mais mesuré, et elle porte deux seaux d’eau sur sa palanche, que l’on appelle ici „cobilita” : c’est un morceau de bois d’environ deux mètres de long, que l’on voit partout dans les villages roumains de montagne. Floarea est toujours en mouvement : les seules fois où je la vois assise, c’est à table ou bien filant la laine sur le porche, quand elle se repose.
Ce sera une grande souffrance pour elle, lorsque, plus tard, elle tombera malade et devra rester au lit pendant des années sans pouvoir se déplacer. Elle tombera malade en apprenant qu’elle a travaillé, sans le savoir, un jour férié, le « Jour de la Croix ».
De sa maison, dont les chambres sont orientées en direction du jardin – comme c’est la coutume en Transylvanie, au-delà des collines – il ne reste plus rien aujourd’hui: rien du mur de Mitică, pas même une trace de la maison ou de l’étable. Seuls quelques cerisiers, là où le chien qui ne savait pas qu’il s’appelait Azor était attaché, trahissent pour ceux qui l’ont connu, l’endroit où Floarea avait sa maison.